bienvenue à tous,

Il me revient un vers de Renée Vivien ( ma poétesse favorite ),
« Quelqu’un
Dans l’avenir
Se souviendra
De nous… »
Cette strophe résume aisément le sujet d’ « histoirecenthistoires ».
L’intérêt porté, par nos contemporains, aux vedettes actuelles occulte
bien souvent le souvenir des célébrités d’autrefois.
Tranquillement, peu à peu, le temps et les hommes ont effacé leurs empreintes de nos mémoires.
Retrouver leurs traces, se souvenir d’elles, est la pensée de ce blog.
J’affectionne aller reconnaître les catacombes du passé, où dorment ces héroïnes et ces héros.
J’aime questionner les ruines des lieux où leurs cœurs battirent. Je m’émerveille de voir ces endroits abandonnés, pourtant magiques, se ranimer, au premier accent du rêve, et retrouver tout leur éclat ancien.
Je vous invite à partager avec moi, ces rêves, ces enchantements, par des textes, de la poésie, des images et des récits de voyages.
C’est à une « odyssée » que je vous convie.
Embarquons alors et voguons !
J .D.

mercredi 21 mars 2012

La chute d'Icare de Pierre Breughel l'ancien (Bruegel)


« La chute d’Icare » de Pierre Breughel l’ancien est une œuvre qui pose de nombreuses questions. Conçu par ce grand maître flamand, le sujet n’est ni daté, ni signé. Seul sujet mythologique connu de Breughel, la toile apparaît seulement, en 1912. Des défauts d’exécution laissent penser à une œuvre de jeunesse, mais la force du contenu milite en faveur d’une œuvre de maturité.


L’étude de la toile ne fournit aucun indice qui puisse la situer. Les manipulations subies au fil des siècles - déchirée et repeinte en plusieurs endroits - rendent illisibles l’écriture du peintre. Quant aux radiographies, elles ne révèlent rien. Ses qualités artisanales, son parcours inconnu empêchent de déterminer sa place dans la vie de Breughel. Le secret se trouve bien gardé. En l’absence de certitudes, certains historiens doutèrent de l’authenticité du tableau. Et la situation va encore se compliquer. En 1935, une autre version de l’œuvre apparaît. Une composition plus petite, plus conformiste, moins harmonieuse, peinte sur bois, ornée, cette fois-ci, d’une figure de Dédale. Les opinions divergèrent et trouvèrent un nouveau sujet de discussion. On émit l’idée de copies d’un original perdu.

Peu de chefs-d’œuvre éveillent autant d’interrogations. Selon que l’on s’attarde à des éléments précis ou que l’on s’attache au sens de l’image, les opinions varient. Cette chute d’Icare incarne le XVIe siècle flamand où se mêlent les divers courants de l’époque, tant en drames qu’en découvertes.

En ce temps-là, en Flandre, le règne de Charles-Quint s’achevait. L’empereur devait abdiquer en 1555 et laisser le trône à son fils Philippe II. Le siècle avait été glorieux pour le Habsbourg. Charles-Quint dominait François Ier à Pavie, comme il soumettait les princes allemands réformés à Mühlberg. Il devait cependant s’incliner devant Henri II, consentir un peu plus tard, à la paix d’Augsbourg et à la liberté de culte en Allemagne. Luther, Calvin inquiétaient l’Eglise catholique. La compagnie de Jésus, créée en 1536, préparait la contre-Réforme. Les guerres de religions éclaboussaient de sang le monde occidental. Par des placards, l’autorité dans les Pays-Bas imposait des mesures de répressions contre les libertés de conscience et d’expression. Au cardinal de Granvelle, érudit et collectionneur, devait bientôt succéder en 1567, le duc d’Albe et son tribunal du sang.
Cependant le commerce florissait. Jamais Anvers n’avait connu une pareille splendeur. L’avarice, la richesse, le besoin de lucre, illustrés par Breughel n’écartaient cependant pas les disparités sociales. La misère, la famine, les épidémies étaient le lot du plus grand nombre, et si les kermesses battaient leur plein, ce n’était que pour mieux profiter du jour qui passe, dans l’inconnu du lendemain.
Ces problèmes politiques, religieux et sociaux touchaient chacun. Nul n’y échappait. La sensibilité et l’observation aiguë de Breughel se voyaient sollicitées par ces scènes quotidiennes.
Il paraît cependant faux de trouver dans l’œuvre du peintre autre chose que la conscience du temps présent et de la condition humaine.
Ce temps est aussi celui d’Erasme et de Rabelais, mais aussi celui de Vésale et de Mercator. Titien règne sur Venise, Michel-Ange est absorbé par son chantier de Saint-Pierre à Rome et l’école de Fontainebleau connaît son apogée en France. C’est aussi l’âge de la conquête du Pérou, de la chirurgie d’Ambroise Paré, des publications de Copernic et des prédictions de Nostradamus. Ronsard et sa brigade remettent les Antiques à l’honneur.

Les métamorphoses du poète latin Ovide (où figure l’épisode de la chute d’Icare) connurent à la Renaissance un regain d’intérêt. Dédale, habile architecte, après avoir conçu le célèbre labyrinthe fut retenu avec son fils Icare prisonnier en Crête. Pour s’évader, ils avaient, de plumes et de cire, confectionné des ailes. La liberté semblait acquise, mais orgueil ou ivresse, Icare voulut tenter l’impossible, se rapprocher du soleil. Ce fut la chute. La chaleur du soleil fit fondre la cire et la mer engloutit le corps de l’imprudent.

Tobias Verhaecht

Illustrant le sujet, les artistes de l’époque, Hans Bol, Joos de Momper ou Tobias Verhaecht, parmi d’autres, mirent l’accent sur l’anecdote.
Breughel, s’il reprend à Ovide le thème d’Icare, s’il s’inspire de divers détails évoqués dans le récit, le pêcheur, le berger ou le laboureur, il peint une scène bien différente, il peint un paysage avec la chute d’Icare. La nuance est d’importance. L’histoire et le héros mythologique ne sont plus qu’un détail chez Breughel. Les éléments qu’évoquent Ovide sont interprétés, adaptés, redistribués. Breughel ne retient de l’épisode de la chute que le drame consommé : Icare ne tombe pas, il est tombé. Un homme se noie. Dans un coin du tableau, deux jambes s’agitent dans un dernier soubresaut. Par contre, les personnages du tableau - des petites gens, des anonymes - sont mis en évidence. Ils ne font plus de la figuration, comme chez Ovide, ils sont devenus acteurs. Breughel les met en scène. Chacun joue son rôle. Cette nouvelle répartition des fonctions renforce l’énigme de l’œuvre.
Quel est le sens exact de la chute d’Icare selon Breughel ? Pourquoi l’absence de Dédale ? Et tout à fait surprenante cette place du soleil.

A première vue le tableau est du genre rustique, une scène campagnarde, un laboureur, un cheval et une charrue tracent le sillon. Autour, immuable, le monde concerné uniquement par les lois de la nature et les occupations quotidiennes des hommes. L’échec de celui qui se voulait l’égal d’un dieu ou d’un oiseau, qui voulait échapper à sa condition, passe ici presque inaperçu.


La symbolique du tableau ? S’agit-il d’une morale selon laquelle toute entreprise humaine ne trouble pas l’ordre des choses ? S’agit-il d’une leçon d’optimisme devant la permanence de la nature ou d’une vision pessimiste qui voudrait que tout effort fût vain ? Faut-il y voir un message humaniste sur l’homme et de son destin ou l’illustration d’un monde renversé et de la folie humaine ? Une pensée moralisante ? - Questions sans réponses - Séduisante, une lecture ésotérique de ce paysage apparaît aussi quant on sait que Breughel a laissé une gravure évoquant l’Alchimiste. Nul doute que l’on peut encore donner une interprétation psychanalytique à l’œuvre : Icare image de la révolte contre le père.

Riche en découvertes et en échos nombreux, ceux-ci ne se taisent pas lorsqu’on parcourt l’œuvre. L’esprit breughelien reste ouvert aux divers aspects de la vie, à la moralité dans les proverbes, à la réalité dans les scènes rustiques, au fantastique dans le rêve, au symbolique dans l’exemple. Tout dans l’oeuvre s’entremêle et interpelle. L’image réaliste du paysan qui guide sa charrue, évoque le proverbe germanique selon lequel aucune charrue ne s’arrête pas pour un homme qui meurt. Bien placé en évidence, un coutelas et une bourse. Quoi de plus banal que ces objets appartenant sans doute au paysan et déposés là pour qu’ils ne l’encombrent pas pendant son travail. Objets présents, existants par eux-mêmes, ayant leur identité propre, mais qui ont peut-être aussi un sens imagé. Il en est de même du sac posé contre le rocher. Tous ces éléments peuvent alors, selon l’interprétation choisie, se retourner contre Icare et sa folle ambition. Et si la charrue évite la mort, il y a écho dans le bateau qui évite l’écueil. Tout se rejoint, tout reste lié. Tout se continue dans le déroulement du caractère cyclique de la nature, auquel l’homme, par son action, participe et qu’il convertit à son rythme. Cette notion est d’autant plus importante ici, qu’Icare est accidentel. Les acteurs principaux ne sont pas saisis par l’instantané de l’événement.


Breughel fut quelquefois surnommé le Breughel des paysans. Sa connaissance profonde de leur existence, il la traduit par des croquis pris sur le vif. Les scènes de la vie rurale, qui animent le Dénombrement de Bethléem, La pie sur le gibet, ou encore le sujet même de certains de ses tableaux, scènes de kermesse ou danse de la mariée, lui valent bien ce titre.
Le laboureur, quoique désaxé, est ici la première étape du regard. Figure puissante aux formes simplifiées, le dos large, les plis de la tunique accentuant sa massivité, les pieds lourds faits pour marcher et non pour se mouvoir dans les airs. Le berger se trouve au centre géométrique du tableau, il est peut-être intéressant que, par son symbolisme même, il soit le centre du tableau. Le sujet – Icare – étant, lui, excentrique. Hors du champ, hors des lois des choses, téméraire en son destin, celui-ci s’exclut. Tandis que l’image du bon pasteur est confiante puisqu’il tient groupé autour de lui son troupeau qui paît tranquillement. Le berger regarde vers le ciel. Qu’y voit-il ? Icare est tombé loin derrière lui et Dédale sans doute est passé depuis longtemps. Alors rêve-t-il ou médite-t-il ? Par un chemin difficile, on pénètre dans la partie droite de l’œuvre, celle du fantastique, du mouvement et de l’instant. Derrière le laboureur, peut-être le symbole d’une existence courte dominée par l’ambition, un arbuste sec lance en tout sens des ramures désordonnées. L’agitation de ses branches mortes annonce celle des jambes d’Icare battant les flots. Icare ne trouble en rien l’attention du pêcheur, quoique situé dans le prolongement du geste de ce dernier. Mais sur l’arbuste mort, perché sur une branche, l’œil rond, une perdrix observe le spectateur, seul témoin du drame. Perdrix dont Ovide nous conte l’histoire. Dédale avait été chargé d’instruire son neveu Talos, inventeur du compas et de la scie, et, jaloux des dons précoces de l’enfant, l’avait précipité du haut d’une citadelle sacrée. Pallas Athéna, pour lui éviter l’issue fatale, le changea en perdrix au cours de sa chute. Pour Dédale, cet oiseau devient dès ce moment l’image du remord. Lorsqu’Icare, victime à son tour d’une chute, fut enseveli par son père, la perdrix vint crier sa joie et battre des ailes.


A l’horizon, note poétique, le soleil saisit le regard. Descendu sur l’horizon, il miroite sur l’eau, éclaire le monde et embrase le ciel. Le soleil qui fait vivre les hommes et punit les imprudents est le terme du voyage dans l’œuvre. Mais déjà de nouvelles questions : le soleil se doit d’être au zénith, à cause d’Icare. Certains avancent que le tableau repeint expliquerait sa position ainsi que l’absence de Dédale. D’autres y voient un soleil levant ou un soleil couchant. Cette dernière opinion semble la mieux accordée à l’esprit de l’œuvre. Pour tomber des hauteurs – instant sublime d’ivresse - où le téméraire s’était aventuré et le moment ultime de sa chute, il a fallu à Icare le temps qu’il faut au soleil pour descendre du zénith.


Beaucoup de choses restent encore à dire.
Le Paysage avec la chute d’Icare laisse deviner un univers où se conjuguent les forces de la nature et les efforts des hommes. L’oeuvre résume la vie et s’ouvre sur le rêve. Chacun, comme en chaque chose, y trouve un écho, un prolongement qui lui est propre. Comme tout chef-d’œuvre, il demeure inexpliqué. Il vit simplement selon l’humeur.
« …dans ce tableau, de quel côté se trouve Breughel ? Est-il avec Icare, martyr de son rêve, ou avec le laboureur si calme, si prospère, si fortement carré…sur cette terre à laquelle il adhère de tout son être ? Entre ces individus dont pas un seul ne regarde le merveilleux coucher de soleil dans un paysage de féerie, tant chacun est absorbé par sa besogne terre-à-terre, et Icare qui meurt d’avoir trop regardé le soleil, de s’en être rapproché trop près, Breughel n’avait pas à choisir. Il savait le danger qu’il n’y a à ne connaître que la terre et le danger de perdre le contact avec elle, de la fuir dans une évasion impossible…Sans doute, la solution qu’il nous conseille est-elle de contempler la beauté du monde dans sa réalité… » Marcel Brion


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