bienvenue à tous,

Il me revient un vers de Renée Vivien ( ma poétesse favorite ),
« Quelqu’un
Dans l’avenir
Se souviendra
De nous… »
Cette strophe résume aisément le sujet d’ « histoirecenthistoires ».
L’intérêt porté, par nos contemporains, aux vedettes actuelles occulte
bien souvent le souvenir des célébrités d’autrefois.
Tranquillement, peu à peu, le temps et les hommes ont effacé leurs empreintes de nos mémoires.
Retrouver leurs traces, se souvenir d’elles, est la pensée de ce blog.
J’affectionne aller reconnaître les catacombes du passé, où dorment ces héroïnes et ces héros.
J’aime questionner les ruines des lieux où leurs cœurs battirent. Je m’émerveille de voir ces endroits abandonnés, pourtant magiques, se ranimer, au premier accent du rêve, et retrouver tout leur éclat ancien.
Je vous invite à partager avec moi, ces rêves, ces enchantements, par des textes, de la poésie, des images et des récits de voyages.
C’est à une « odyssée » que je vous convie.
Embarquons alors et voguons !
J .D.

mardi 28 juin 2011

Robespierre chez les Duplay


La prise de la Bastille.

Le 14 juillet est proche. C’est toujours une occasion pour faire un rapide plongeon dans l’Histoire de la Révolution de 1789.  Celle de la déclaration universelle des droits de l’homme.  L’un de ses enfants, Maximilien de Robespierre, ne laisse personne indifférent.  L’homme incarne à la fois la République et la Terreur. On l’aime ou on le déteste.  Pour un temps, maître de la France, il vécut et travailla, dans une toute petite chambre.  Pourquoi cet homme si puissant se contenta-il d’un endroit si simple ?  Descendons dans les profondeurs !

Derrière la façade de l’immeuble portant le numéro 400 de la rue Saint-Honoré à Paris, se trouvait la chambre qu’occupa Robespierre chez le menuisier Duplay.  Dans cette modeste chambre de la rue Saint-Honoré, sont passés tous ceux qui comptaient à la Convention, dans les comités révolutionnaires.  Que d’idées généreuses, mais aussi de drames sortirent de ces quatre murs.  De là, pendant la Terreur, partirent les ordres qui alimentèrent la guillotine.


maison Duplay.
La maison à l’époque se composait de trois bâtiments distincts, l’un en façade sur la rue Saint-Honoré, l’autre au fond d’une cour, le troisième, sur la gauche, très étroit, unissait les deux autres.   Sur la rue Saint-Honoré, la maison s’ouvrait par une grande porte cochère qu’encadraient deux petites boutiques, louées l’une à un bijoutier, l’autre à un restaurateur.  Le devant était occupé par la sœur de Robespierre et son frère cadet Augustin.  La maison du fond, était occupée par les Duplay, propriétaires des lieux.  Dans l’étroit bâtiment longeant la cour, à l’étage se trouvait la chambre de Robespierre.  La chambre, petite, s’éclairait sur la cour par une seule fenêtre.  Le mobilier était des plus simples : un lit de noyer avec des rideaux en damas bleu à fleurs blanches taillés dans une vieille robe de Madame Duplay, un très modeste bureau, quatre chaises de paille et un casier de bois blanc passé au brou de noix, qui servait de bibliothèque.  Dans la cour, alimentée en eau par une fontaine, un petit jardin mettait une note gaie devant la fenêtre.

Robespierre.
Le hasard, semble-t-il, fit de Robespierre l’hôte et l’ami de Duplay.  Un jour de 1791, après la fusillade du Champs-de-mars, l’émeute grondait.  Maximilien était menacé. Ses amis jugèrent prudent de ne pas le laisser rentrer chez lui. Ils le conduisirent dans la maison d’une famille de patriotes, les Duplay.  Le père n’était pas un inconnu pour le tribun.  Jacobin convaincu, Duplay participait souvent aux réunions du club.  La simplicité de cette famille séduisit beaucoup Robespierre.  Maximilien avait des mœurs simples.  Le danger passé, il retrouva son domicile. Vivant seul, il avait apprécié la vie de famille.  Ainsi, prit-il quelques fois le chemin de la rue Saint-Honoré.  Bientôt, cédant aux demandes insistantes de madame Duplay et de son mari, il s’installa définitivement rue Saint-Honoré.  Il posa comme condition que nul ne se dérangerait pour lui.  Il choisit lui-même, au premier étage de l’étroit bâtiment, une petite chambre inoccupée.

L’homme qui faisait trembler la Convention, qui fut un moment maître de la France, ne songea jamais à quitter la pauvre chambre.  Il travaillait devant un casier de bois , dormait sous le rideau fait dune vieille robe.  Comme secrétaire, il employait Simon, mutilé de Valmy et fils de son hôte.

Robespierre menait, rue Saint-Honoré, une existence parfaite.  Madame Duplay le gâtait considérablement.  Les filles de la maison l’admiraient.  Pour les jeunes filles, le Jupiter descendait volontiers de son Olympe. Il se comportait avec elles comme un frère.  Il leur récitait des vers classiques, leur exposait les hauts faits des héros de l’antiquité, leur expliquait les bons auteurs.  Parfois, quand il faisait beau, la petite troupe se rendait à la campagne, le plus souvent à Meudon. On déjeunait joyeusement sur l’herbe.  Maximilien profitait de ces moments-là pour expliquer  la Botanique aux jeunes filles.

Eléonore.
Robespierre se sentait attiré par la plus âgée des sœurs, Eléonore.  Elle partageait ses idées.  Il appréciait son caractère ferme et droit, son cœur généreux et fidèle.  De son côté, Eléonore adorait Maximilien ; il était son dieu.  La jeune fille était persuadée, que le Tout-Puissant l’avait envoyé pour punir les partisans de l’ancien état de choses et pour assurer le bonheur de la France.  Maximilien se laissait adorer par Eléonore et semble bien l’avoir aimé.

Danton, amusé par ce qui se passait chez Duplay, et jamais en retard d’un bon mot, disait, de la maison de la rue Saint-Honoré : « c’est le temple du rabot et du ragot ».  Il avait surnommé Eléonore  : Cornélie Copeau. Danton faisait là, allusion à la mère des Gracques et au père Duplay.

Au fur et à mesure que l’étoile de Robespierre montait au firmament révolutionnaire, les moments consacrés à l’intimité devenaient plus rares.  Nombreux étaient les visiteurs qui venaient à leur tour, adorer, se disputer la bienveillance ou solliciter les faveurs du dieu d’Eléonore.
Chaque jour, devant le porche de l’habitation familiale, les curieux guettaient Robespierre.  A côté de l’entrée, le petit restaurant ne désemplissait jamais.  Le patron, reconnaissant, avait placé dans sa vitrine un buste de Robespierre.

Grisé par le succès, par le soutien du peuple et les applaudissements des Jacobins, Robespierre, montait vers le sommet de la puissance. Son ascension vers les cimes du pouvoir, où il entendait arriver seul, accumulait autour de lui des colères et des rancunes.  Hébert et Danton guillotinés, Marat assassiné, Robespierre restait le seul homme fort de la Révolution.  Il incarnait, à lui seul, la République et la Terreur.  Il s’éleva jusqu’à cette fête de l’être suprême. 

La fête de l'Etre suprême.


Les incidents qui s’y produisirent devaient être pour lui un avertissement.  Des murmures, désavouant son action, lui étaient parvenus. Il n’en tint pas compte.  Il fit, dès le lendemain, expulser du club des Jacobins, plusieurs de ses collègues.  Ce qui, à cette époque, équivalait à une condamnation. D’autres, depuis quelques temps, se savaient condamnés. Des listes circulaient.  certains députés n’osaient pas rentrer le soir chez eux.  La peur unit tous ces hommes.  Chacun était déterminé à sauver sa tête. 
Un soir, à Nanterre, au cours d’un souper chez Madame de Saint-Brice, Tallien, Barras, Fréron et quelques autres jurèrent, sur une bouteille de champagne,  la mort du Tyran.

Chez les Duplay, l’agitation était grande ; on sentait arriver l’orage.  Un matin, Eléonore avait découvert sur un hangar, cette inscription vengeresse : assassin de Danton, la mort te guette.  Elle s’était empressée de l’effacer.  Le lendemain, les murs de la cour, les hangars et jusqu’à la porte de la salle à manger s’ornaient de grossières images de la guillotine encadrées de cette formule : Elle t’attend !

Dans sa chambre, Robespierre ne décolérait pas et répétait ce qu’avait dit Danton : « ils n’oseront pas », ajoutant : « je les briserai. ».

Le 9 thermidor An II , frisé et poudré, vêtu d’un habit de soie violet et de culotte de nankin, vers dix heures, Maximilien traversa lentement la cour de la maison.  Toute la famille l’accompagnait.  Un petit peloton de gardes du corps l’attendait sur le trottoir.  Près de la porte cochère, Eléonore l’arrêta.  Elle redressa les plis de sa cravate.  Le père Duplay lui serra la main et lui dit : « Maximilien sois prudent ».  Il ne répondit pas et les quitta pour gagner la rue.  Il serra des mains tendues.  Puis, encadré par ses gardes, il s’éloigna.  Après quelques pas faits en silence, Maximilien s’arrêta brusquement.  Il se retourna et esquissa un geste amical aux Duplay restés devant le portail.  Il ne devait plus les revoir. 

Il fut arrêté le même jour et condamné dans les circonstances dramatiques que l’on connaît.

Arrestation de Robespierre.
Robespierre blessé.


La charette des condamnés.
Il revit pourtant, une dernière fois la maison.  Cette maison où s’était écoulé le meilleur de sa vie, où, puissant déjà, il avait rêvé de devenir plus puissant encore, où il avait aimé, peut-être.  Il la revit du fond de la charrette qui le conduisait au supplice.
Lorsque le triste cortège arriva devant la demeure, il s’arrêta.  La foule avait exigé cette halte.  La façade avait été badigeonnée de sang de bœuf.  L’Incorruptible contempla la maison, puis ferma les yeux.  On l’injuriait, mais sans doute n’entendait-il déjà plus.  Une demi-heure plus tard, sa tête tombait.


l'exécution.


Cinquante jours étaient passés depuis la fête de l’être suprême.  Entre le Capitole et la roche Tarpéienne…

On arrêta les Duplay.  La mère, emprisonnée à Sainte-Pélagie, parmi les femmes, fut retrouvée pendue.  Il n’y eut jamais d’enquêtes.  Le père et le fils furent rapidement libérés. Eléonore, sa jeune sœur Elisabeth et le bébé de celle-ci restèrent en prison.  Le père Duplay continua ses affaires.  Eléonore prit le deuil de Maximilien qu’elle ne quitta plus jusqu’à sa mort en 1832.

Elle repose au cimetière du père Lachaise, sa tombe est encore régulièrement fleurie.
« Ame virile, disait Robespierre d’Eléonore, elle saurait mourir comme elle sait aimer. »

J.D.












vendredi 24 juin 2011

Jean Lorrain, des yeux et des masques - 3e partie

«toute la nuit, d’étranges reptiles à bec de cigogne, des crapauds ailés comme des chauves-souris, puis d’énormes scarabées au ventre entr’ouvert tout grouillant d’helminthes et de vers, des enfants nouveau-nés s’effilant en sangsues, et d’atroces imaginations d’insectes et d’infusoires ont pullulé dans les rideaux de mon lit»   

Lorrain est victime de cauchemars provoqués par l’éther. Des êtres réels ou chimériques, déformés par les effets de la drogue, le hantent.  Ce monde en marge où la raison se perd, Lorrain le raconte dans les textes étranges de ces contes.  Toute sa vie, il écrira des contes où se déploieront un fantastique poétique mêlé aux détails quotidiens.  Véritables réquisitoires contre les temps modernes, ces récits déplorent la perte des paradis ténébreux de la littérature.


« …la science moderne a tué le Fantastique et avec le fantastique la poésie…qui est aussi la Fantaisie : la dernière fée est bel et bien enterrée et séchée…un traité de mathématiques spéciales à la place du cœur, des besoins de goret à l’entour du ventre…un mouvement d’horlogerie dans le cerveau, voilà l’homme que nous ont fait les progrès de la science !...tous bâtis sur le même modèle, utilitaires, sceptiques, ingénieurs… »  «  Ah !le grand Pan est mort…assassins de la Fantaisie avec votre horrible manie d’expliquer tout, de tout prouver…vous la supprimer…la folie, cette dernière citadelle où un homme d’esprit, à terme de patience, pourrait encore se retrancher !...vous l’analyser, vous l’expliquer, la déterminer, la localiser…vous la guérissez au besoin, et par quels moyens ! par l’électricité…vous avez tué le Fantastique…». 

Nostalgique, il se réfugie dans l’univers des légendes, dont les personnages empruntés à l’imaginaire émotionnel de l’enfance échappent à la moralité. Ceux-ci, tel un paradis perdu, retrouvent le bonheur.  Mais le dénouement est cruel et l’histoire finit mal.  Visionnaire pessimiste, Lorrain dénonce ainsi l’hideuse réalité.

«  J’ai toujours adoré les contes et, doucement affalé sous le rond lumineux de ma lampe, je me grisais délicieusement du délicat opium de cette histoire de fées, une des plus poétiques visions du conteur Andersen… »

Tapageur en public, profond mélancolique dans l’intimité, il fuit la laideur du temps.  Il disparaît dans une recherche de la beauté.

 « - il n’y a de vraiment beaux que les visages des statues.  Leur immobilité est autrement vivante que les grimaces de nos physionomies.  Comme un souffle divin les anime, et puis quelle intensité de regard dans leurs yeux vides ! ». 
« oui, Venise me guérirait…je m’y referais une âme, une âme de jadis, une âme somptueuse et de beauté devant les Tiepolo du palais Labia et les Tintoret de l’Académie… »

Dans le domaine du fantastique pur, Hoffmann et Poe sont ses grands maîtres.  Comme Poe, avec une situation de départ fort commune, et des personnages tout à fait normaux, Jean Lorrain atteint le fantastique.

« La terreur, c’est surtout de l’imprévu… »


 La nuit, la pluie, la neige, quelques mots, un détail, le détour d’une rue, et le récit bascule dans l’irrationnel, dans le cauchemar où le crime, les envoûtements, la sorcellerie et les hallucinations font irruption. Ses nouvelles prennent place dans le Paris de l’époque.  Il peint un tableau hallucinatoire d’un Paris 1900 underground.

Si le Fantastique de Lorrain est poétique, il est aussi social.  Dans le cauchemar de ses contes, l’univers de « la chair gueuse » est présent.  Jean Lorrain n’a pas oublié les « assommoirs » qu’il a beaucoup fréquenté. Il a de la tendresse pour le populaire, pour les damnés de la terre.  Il les peint, il témoigne. 

« C’est l’heure, où dans les assommoirs incendiés de lueurs crues,…une foule guenilleuse aux yeux caves, vieux ouvriers et jeunes voyous, fraternisent… : dehors, la silhouette inquiète des filles épie, les soirs de paie surtout, où tout homme un peu éméché est bon.  Elles sont là, arpentant le trottoir, les yeux charbonnés dans des faces de plâtre, l’air de masques au halo falot des réverbères ; et, de l’autre côté de la rue, ces tas de grosses hardes et ces attitudes résignées, ce sont les femmes légitimes, les mères de ces ouvriers guettés par la débauche, et qui, tristement, peureusement, viennent les attendre au seuil du marchand de vin…et là, dans l’humide et le noir carrefour, font bonne garde, en quête de l’argent de la semaine, déformées, laides et vieillies, pitoyables spectres de la vertu venus disputer le pain des gosses à l’alcool et à la fille. »

«  Voilà pourquoi il m’a plu, en plein soleil de la Riviera, dans le fauve et le bleu d’un paysage méditerranéen, à la veille des oripeaux, des paillons et des joies d’une Mi-Carême de Nice, d’évoquer et de faire revivre dans une Histoire de masques la terrible vision de brume, d’alcool et de misère, l’effarante hallucination de révolte et de banlieue parisienne qu’était l’Impossible alibi. »

Le déclin de sa santé ne lui permet plus ses escapades nocturnes. En 1893, il a déjà subi une opération de neuf ulcérations à l’intestin, conséquence de son absorption d’éther.  1900, le clown est fatigué, il est triste.  Il meurt peu à peu.  Malade, poursuivi par la haine, Lorrain quitte Paris pour Nice. 

«  …la vérité est qu’il a fui de justes colères et l’explosion de vieilles rancunes et colères attisés avec un art du peintre de portraits…pendant dix ans peintre attitré de l’aristocratie et presque assuré d’une impunité garantie par le crédit de sa clientèle, il a bafoué et ridiculisé cette aristocratie dans ce qui lui tient le plus douloureusement au cœur, dans sa morgue et son hypocrisie… »

Au bord de la méditerranée , il commence une nouvelle existence, enfin il essaye.  Sa réputation sulfureuse le poursuit.  C’est l’époque de « Monsieur de Phocas » son œuvre maîtresse aux accents déchirés, son chef-d’œuvre, dont André Breton dira : « …œuvre admirable à laquelle je ne vois rien d’équivalent dans notre littérature… ».  Ce roman qui porte pour titre le nom d’un empereur byzantin  est une anthologie de la décadence.  Décors oppressants, orgies, luxure et cruauté y vaporisent leurs envoûtements.  Le personnage principal, esthète blasé et pervers confie à son journal intime les engouements et les nausées que lui inspirent son époque.  Largement autobiographique, ce livre, qui révèle l’envers de la Belle-Epoque, est un succès.  Le peu d’années qui restent à Jean Lorrain, sont entrecoupées de cures, d’amertume et de désillusions.  Il écrit encore quelques articles qu’il signe « un cadavre ».  Paris l’oublie peu à peu. 

Le corps malmené et l’âme surmenée, il meurt en 1906.
 
Témoin privilégié de son époque, Jean Lorrain a pénétré toutes les couches sociales.  De sa province où « la pluie même est une distraction » à la vie parisienne, Lorrain a côtoyé toute une Humanité.  Des sommets aux enfers, il fut partout.  Rien, ni personne, n’avait de secret pour lui. Son regard perçant et son talent ont permis l’écriture d’une œuvre ramenée des profondeurs de la société et de l’âme.  Une œuvre qui possède une vraie valeur artistique et presque sociologique sur cette époque unique et déjà lointaine.  Jean Lorrain mérite d’être réhabilité.
   
J.D.






lundi 20 juin 2011

Jean Lorrain, des yeux et des masques - 2e partie



Regard acéré, le goût pour la formule assassine, la plume trempée dans le vitriol, il détaille dans ses Pall Mall, ainsi toute la ménagerie qui s’affaire sous ses yeux.  Il contemple les masques que porte la société, ces mêmes masques que dessine James Ensor.  Chapeau haute forme, habit ajusté, le Paris de la Belle-Epoque est un bal masqué permanent.  « …masques de la comédie italienne…masques de Venise énigmatiques…toute une guirlande grimaçante…il y en avait de charmants et de terribles…masques de guerriers, masques de comédiens et masques de courtisanes… »   Des masques qui ne recouvrent que le néant mais qui cachent   «…avec la certitude de n’être jamais reconnu, toutes les luxures, tous les vices  qu’on soupçonne et tous ceux qu’on ne soupçonne pas ! … ».  L’époque pudibonde, qui porte son vice à fleur de peau, rejette la réalité de sa perversion.  Et « cette mauvaise langue de Lorrain » qui crie sur les toits ce que tout le monde dit tout bas.   Le chroniqueur dénonce l’hypocrisie de la bonne société à sa manière, celle d’un bouffon insolent. 

« …tous ces tuyaux de poêle où s’emmanchent les jambes, les bras et le torse d’un clubman étranglé par un carcan de porcelaine blanche…sur tous ces mous et gras visages…de saindoux !...auprès de la banalité des mâles, triomphaient l’extravagance et la vanité des femelles… »

 
Le Don Quichotte normand prend ses articles pour tribunes. Souligne les travers et les mascarades, rapporte les scandales et ne craint pas de soulever parfois les dessous pas très propres du grand monde.  Reçu dans les salons, l’iconoclaste ne se prive pas de dénoncer, dans ses rubriques, ces milieux nantis aux mœurs faisandés protégés par l’argent.  Un confrère déclare « …L’homme qui vivait parmi les riches n’en a pas manqué un… », un autre écrit : « …c’est que ce petit monde de détraqués occupe une place en vue et se pose en minorité qui veut faire la loi…c’est contre cette usurpation que Jean Lorrain s’est élevé…. »


 « …les gens du monde, mes tristes pareils, comme tout ce qui vient d’eux m’irrite, m’attriste, m’oppresse, leur vide et bruyant bavardage, leur perpétuelle et monstrueuse vérité ; leur effarant et plus monstrueux égoïsme, leurs propos de club ! Oh le ressassage des opinions toutes faites et des jugements appris, le vomissement automatique des articles lus, le matin, dans des feuilles et qu’on reconnaît au passage leur désespérant désert d’idées, et là-dessus l’éternel plat du jour des clichés trop connus…leur idiot contentement d’eux-mêmes, leur suffisance épanouie et grasse, le stupide étalage de leurs bonnes fortunes…l’obésité de leurs cerveaux, l’obscénité de leurs yeux…beaux pantins…comme je comprend les bombes de l’anarchie… ».  

On se doute qu’il se gagne ainsi de solides rancunes.  Au moindre faux-pas, il risque sa tête.  La société se venge de ceux qui ne respectent pas les règles.  Ceux qui jouent trop personnel, comme Oscar Wilde, sont ignominieusement mis hors-jeu.  On le déteste, Lorrain s’en moque.  Il est devenu le chroniqueur le mieux payé de Paris, ses papiers sont autant attendus que redoutés.  L’extravagant Lorrain « tortillant sa moustache » reste irrévérencieux, espiègle, farceur.  Un soir chez Maxim’s, dix prostituées, ramassées au hasard sur le trottoir, l’accompagnent.  Au portier horrifié, il explique que ce sont-là des dames du monde déguisées.  Se plaçant alors, à l’entrée du restaurant, d’une voix forte de Monsieur Loyal, Lorrain annonce ces dames : «  La môme Poil-dru et ses comparses ! » .  Les dîneurs amusés font de la place aux filles.  Scandalisées, les demi-mondaines qui tenaient compagnie à ces messieurs se lèvent et quittent l’établissement. 


En permanence, le talentueux provocateur cherche le scandale.  Devant tous ceux qui ont choisi de cacher leur vice, il a choisi de clamer les siens réels ou imaginaires.  Aux yeux de ses ennemis, Lorrain n’est qu’une loupe encrassée de mauvaise qualité. Ses mœurs contre nature, son goût pour la canaille, son dandysme excessif, patchouli, maquillage et drogues, tout cela rejaillit évidemment sur sa parole, sur ses écrits. « Il s’exagère », le mot est balancé par un journaliste.  Cette épouvantable démesure qui caractérise Lorrain devient une arme pour ses ennemis.  Un autre confrère ne le rate pas : « … nul ne s’entend comme Monsieur Jean Lorrain à faire de grands gestes pour nous révéler en fin de compte de tout petits vices, presque aussi anciens que le déluge.  Une tapette dans un verre d’eau ».  Le mot amuse.


L’équivoque attire en ce tournant de siècle «  …une femme en collégien, le képi sur l’oreille, la poitrine sanglée dans la tunique à boutons de métal… ».  Malgré le caractère répressif de l’époque hostile à l’homosexualité, on aime l’androgynie, on nie la distinction, dans la société comme dans l’art en général, des genres et des règnes.  Filles-fleurs, sirènes aux corps évanescents, les femmes fatales sont à l’honneur.  La mode est encore à la maigreur, au corps sans épaisseur, à la phtisie « …la beauté du 20e siècle, le charme de l’hôpital, la grâce du cimetière… ». 

Face éclairée et face d’ombre composent le Paris de Jean Lorrain.  Quand il quitte le théâtre, la nuit, Lorrain hante l’envers de la société.  Il se plonge dans le « joli ragoût d’épouvante » du bas-ventre de la ville.  La « plaie et la guenille »  attirent ce Dandy, bâti comme un Hercule.  Les bouges crapuleux pour travestis, les bals mal famés des barrières, le fascinent.  « …Willie était la dernière des catins.  Elle se grisait comme un lad…je la surpris…dans un bal de barrière, attablée en compagnie d’une danseuse du Moulin-rouge, la môme Tomate, une patentée de l’endroit, et payant des tournées de vin chaud à une bande de souteneurs… ».  Dans une lettre il écrit : « …quatre jours enivrants…avec tous mes amis les lutteurs, les cambrioleurs, les assassins, les pitres, les souteneurs … ».  La journée, il fréquente les gens du monde et leur corruption. 

 

Grand travailleur, Lorrain dort très peu.  L’épuisement le guette.  Pour se soutenir et maintenir le rythme de son écriture, il use de la drogue. 
Les beaux - esprits depuis Baudelaire ne se nourrissent plus, ils se droguent ou font semblant.  Les stupéfiants sont devenus des vices à la mode  « …Fanny l’éthéromane, remontée tous les matins par un savant dosage de kola et de coca, ne mettait d’éther que sur ses mouchoirs… ».  Comme pour les perversions et l’érotisme, l’époque va trouver dans les stupéfiants une nouvelle excitation.  Le héros de Huysmans, dans «  A rebours » expérimente l’opium, dans « Monsieur Vénus », c’est le hachisch qui est à l’honneur.  Jean Lorrain a choisi l’éther, la moins raffinée et la plus dangereuse de ces substances.  Lorrain dira au docteur Pozzi, qui le soigne : « …vous savez, l’éther, c’est comme un vent frais du matin, un vent de mer qui vous souffle dans la poitrine…Ah ! après ce que j’ai souffert ! il me semblait que j’avais le corps empli de phosphore et de flamme… ».  A suivre…











mardi 14 juin 2011

Jean Lorrain, des yeux et des masques

…il faut bien dire que, pour l’ordre, pour l’équilibre des choses, de la société par exemple, l’extrême bêtise est aussi coupable que l’extrême canaillerie ou que l’extrême sainteté.  En un mot la société rejette les monstres du vice, de vertu ou de bêtises ; elle ne souffre pas qu’on s’éloigne de la médiocrité jusqu’aux extrêmes.
Maurice Donnay ( J’ai vécu 1900)





Voué longtemps aux Enfers des bibliothèques.  Victime de toutes sortes de catéchismes hypocrites et de chapelles littéraires, Jean Lorrain, comme beaucoup d’autres, a été jeté aux oubliettes de la littérature et des anthologies.  Parce qu’il possédait un regard particulier pour deviner les vices et les tares de ses contemporains. « …moi qui n’ai pas les yeux faits comme tout le monde… ».  Lorrain avait choisi de parler vrai dans une société, où la vérité était inconvenante (elle l’est toujours).  Avec une fantaisie tapageuse, il défia ce monde « …d’oisifs et d’inutiles… ».  Ce dernier ne l’oublia pas en l’oubliant. 


Jean Lorrain.

Dandy fardé, les doigts ornés de bagues, homosexuel, éthéromane, païen, Jean Lorrain, né Paul Duval a vu le jour à Fécamp en 1855.  Une enfance passée dans une douce atmosphère normande, empreinte de légendes locales et des contes d’Andersen.  L’influence danoise se fera encore sentir dans ses premiers poèmes.  Après de mauvais souvenirs de jeunesse chez les dominicains et pas du tout intéressé par la reprise des affaires de son père, il approche le droit à Paris.  Mais plutôt attiré par la littérature que par le métier d’avocat, le jeune homme s’installe à Montmartre. 

Dans la capitale, Lorrain qui a de l’appétit pour quatre, court les cafés et les salles de rédaction.  Diverses feuilles lui commandent des articles. Notre Normand rencontre au célèbre cabaret du Chat noir, Moréas, Richepin, l’hydropathe Emile Goudeau.  En 1882, l’éditeur Lemerre publie son premier recueil poétique « Le sang des dieux ». Notre poète fait la connaissance de Barbey d’Aurevilly, Dandy qu’il admire, de Huysmans qui n’a pas encore publié « A Rebours », et de Coppée.  Notre homme entre dans la carrière journalistique avec un article sur Rachilde, l’auteur du livre à scandale « Monsieur Vénus ». 



Sarah.
Se lie d’amitié avec Sarah Bernhardt, pour laquelle il écrit.  La célèbre tragédienne ne lui prendra aucuns textes. Tous ce monde sert de tremplin à la réussite que le « Rastignac de Fécamp » veut rapide.  Dans la presse, sa signature est vite reconnue.  En littérature, ses premiers livres soulèvent vite une vive indignation.  Ses premières victimes, les braves bourgeois de Fécamp, qui après la parution de son livre « Les Lepillier », désertent tous le salon de sa mère. Ils se sont reconnus dans les personnages peu estimables du récit.  Peu après, il récidive, dans le roman « Très russe », un portrait peu flatteur de Maupassant lui vaut un duel (qui n’aura pas lieu) avec celui-ci.  Un autre duel attend Lorrain l’année suivante.  Devenu désormais membre à part entière du tout-Paris, notre personnage mène de front une vie publique et une vie privée endiablée, alimentant celle-là avec celle-ci.  Grand travailleur, Lorrain écrit beaucoup et publie le plus possible.  Pour avoir écrit que Verlaine avait été condamné à la prison à vie,  il manque de peu que ce poète, lui aussi, ne lui envoie ses témoins. 



Yvette Guilbert

Lorrain fréquente  à cette époque « …l’aspect spectral et réclame à la fois de mademoiselle Guilbert et de ses longs gants noirs… ».  La chanteuse franco-belge fait les beaux soirs de Paris.  Il compose pour elle un succès : « fleur de berge ». 

Ami d’Edmond de Goncourt, Il est pressenti comme membre de l’académie du même nom, Huysmans en serait le président. En 1897, il a encore un duel, cette fois avec Marcel Proust qu’il a, à sa manière, quelque peu égratigné dans plusieurs articles.  Enfant terrible, Lorrain ne tient pas en place.  Il veut tout voir, tout entendre, tout comprendre, tout découvrir.  Etre partout, et surtout là où il ne faut pas être.  Le gaillard passe d’une exposition officielle aux baraques de foire, d’un salon « comme il faut » aux tripots des barrières, du mécène au chiffonnier.  Peu lui importe, l’universalité est son domaine.  Son train d’enfer et son souci de ne rien laisser échapper le met à l’avant-garde de la nouveauté.  Par goût, par amour de la beauté et du talent, il fait connaître Pierre Louÿs, Maeterlinck, Rictus et d’autres encore.  Il met en vogue le créateur Lalique, auquel il propose des modèles de bijoux qu’il a lui-même dessiné.  Il ne s’arrête jamais.  Reprenant la formule de la Pall-Mall Gazette de Londres qui divertit ses lecteurs des scandales de la haute société victorienne, Lorrain crée ses propres Pall-Mall, dans les colonnes de son journal.  Echos mondains et artistiques quotidiens qu’il signe d’abord, scandale oblige, Restif de la Bretonne, en souvenir de ce Pornographe, roi des nuits chaudes de Paris.  Menacé d’un procès par un descendant, Lorrain signe alors Raistif.  Lorrain-Raistif, chroniqueur mondain trace, pour le plus grand bonheur de ses lecteurs, des portraits à l’acide. Bienveillant ou Féroce, il lance de nouvelles vedettes ou brise des carrières. 


Au théâtre.

« …cette soi-disant chanteuse mondaine…comment n’ont-ils pas vu que c’était une morte ?...un vrai cercueil de reine d’Espagne…je n’écoutais pas chanter une femme vivante, mais un automate aux pièces disparates et montées de bric et de broc, peut-être pis encore, une morte hâtivement reconstituée avec des déchets d’hôpital…cette soirée commencée comme un conte d’Hoffmann s’achevait sur une vision d’hôpital… »


Liane de Pougy.

La célèbre courtisane, Liane de Pougy lui devra une grande partie de sa notoriété. Liane et Jean ont en commun le culte de la beauté et l’horreur de la bêtise humaine.  Jean aime les messieurs (Je suis la Sarah Bernhardt de ce monde-là) autant que Liane aime les femmes.  Leur amitié a pourtant bien mal commencé, la plume aiguisée du terrible chroniqueur avait écrit ces mots « …Que Madame de Pougy se rassure : son amie la Belle Otero est encore bien plus ridicule ; elle n’a que le second prix de grotesque ; il faut qu’elle s’y résigne… ».  D’autres ont moins de chance : Bob Walter.  Furieuse contre le chroniqueur, cette artiste lui expédie chaque jour ses Pall Mall après usage…Notre homme la baptise dès lors Walter-closet.  Un surnom qui met un terme définitif à la carrière artistique de Bob.  Quant à la grande comédienne Rejane connue pour sa mauvaise haleine, il l’appelle la belle Haleine.  Lui-même ne s’épargne pas il se qualifie : « d’Enfilanthrope ».  A suivre…

J.D.

 












mercredi 8 juin 2011

Aigues-Mortes, le mirage oriental

« …Nous irons voir auprès de l’eau stationnaire
Aigues-Mortes aux vingt tours… »


Statue de Saint-Louis à Aigues-Mortes

Dans le sud de la France, à peu de distance de la Méditerranée, près des eaux dormantes des marais de Camargue, parmi les salines, les hérons cendrés, les goélands et les flamands roses, la ville d’Aigues-Mortes sommeille. Elle attend le voyageur venu rêver avec elle, comme une maîtresse attend celui qui saura l’aimer.  La cité gothique enfermée dans son écrin de pierre, semble avoir été épargnée par le temps qui passe.  Rêve de troubadour, illusion de magicien…

Tout commença, il y a longtemps, au temps des rois, des chevaliers, des croisades et des bâtisseurs de cathédrales.  Vers le milieu de l’année 1248, après de longs préparatifs et de grandes pénitences, le roi de France Louis IX précédé par une procession solennel portant l’oriflamme, la panetière et le bourdon, insigne de sa croisade, arriva à Aigues-Mortes. 

Départ de Louis IX pour la croisade


Louis IX fait prisonnier

Dans le port, une flotte nombreuse l’attendait.  Le 25 août, un millier de vaisseaux, montés par trente-six mille croisés, sortirent de la rade.  Ils firent voile pour l’île de Chypre et de là pour l’Egypte.  Malgré la prise sur le Nil de la ville de Damiette, la croisade échoua.  Louis fut fait prisonnier.  Jugeant une rançon indigne, il échangea sa liberté contre Damiette, où un fils lui était né en 1250.  Quelques années plus tard, amaigri et fatigué, Louis revint en France.  Contre l’avis de son entourage, il souhaitait entreprendre une nouvelle croisade.  Confirmant cette volonté, le roi continuait à porter la croix sur ses habits. 

Louis IX portant la croix sur ses habits

Bientôt Louis commanda une seconde prise d’armes.  C’est alors qu’il conçut le dessein d’entourer de remparts sa bonne ville d’Aigues-Mortes.  Louis décida que les murs auraient le contour, l’élévation et la forme de la ville égyptienne perdue. 
Tout en protégeant Aigues-Mortes, cette fortification devait conserver pour toujours le souvenir de Damiette.  Mais au moment où les maçons allaient poser les fondations, les vaisseaux tant attendus par les croisés, arrivèrent.  Le 1er juillet 1270, Louis, déjà malade, quitta les côtes de France, cette fois pour Tunis.  Le 25 août, dans les ruines de Carthage, le roi de France succomba à la maladie. Fils aîné de l’église, Louis IX, avant de remettre son âme à Dieu se fit déposer sur le sol, sur une grande croix de cendre.  Il mourut ainsi.  Rome en fit un saint.  Louis IX entra alors dans l’Histoire sous le nom de Saint-Louis.  Son fils, Philippe III le Hardi n’oublia pas les projets de son père à l’égard d’Aigues-Mortes.  A son ordre, les remparts, couronnés de corniches et flanqués de hautes tours s’élevèrent.


Ces murailles, sur lesquelles ont passé plus de sept siècles, sont un véritable livre de pierre dont les pages racontent l’histoire d’un mirage oriental.

J.D.