bienvenue à tous,

Il me revient un vers de Renée Vivien ( ma poétesse favorite ),
« Quelqu’un
Dans l’avenir
Se souviendra
De nous… »
Cette strophe résume aisément le sujet d’ « histoirecenthistoires ».
L’intérêt porté, par nos contemporains, aux vedettes actuelles occulte
bien souvent le souvenir des célébrités d’autrefois.
Tranquillement, peu à peu, le temps et les hommes ont effacé leurs empreintes de nos mémoires.
Retrouver leurs traces, se souvenir d’elles, est la pensée de ce blog.
J’affectionne aller reconnaître les catacombes du passé, où dorment ces héroïnes et ces héros.
J’aime questionner les ruines des lieux où leurs cœurs battirent. Je m’émerveille de voir ces endroits abandonnés, pourtant magiques, se ranimer, au premier accent du rêve, et retrouver tout leur éclat ancien.
Je vous invite à partager avec moi, ces rêves, ces enchantements, par des textes, de la poésie, des images et des récits de voyages.
C’est à une « odyssée » que je vous convie.
Embarquons alors et voguons !
J .D.

lundi 3 juin 2013

Avignon, en 1791 on n'y faisait pas que danser.

Avignon

Cette jolie ville du sud de la France, fut autrefois, sous la souveraineté des papes, une capitale. Pendant soixante-deux ans, les papes, de Clément V à Grégoire XI, y firent leur résidence. Signe d’une époque troublée, d’architecture gothique, leur célèbre palais, fut bâti comme une forteresse.
                 
Le palais

C’est en 1309, que Clément V y transféra de Rome, le siège pontifical. Quarante années après, Clément VI acheta Avignon à la reine Jeanne de Naples, comtesse de Provence. En ce temps-là, avec de l’argent, on s’offrait des provinces, des villes, bêtes et gens compris.

Quatre cent quatre-vingt ans plus tard, c’est-à-dire en 1789, trois partis se disputaient le pouvoir dans l’ancienne capitale des papes. Le premier réunissait ceux qu’on appelait les amis de la liberté. Ce parti prônait le rattachement à la France et aux idées nouvelles. Le deuxième se composait d’ecclésiastiques, de nobles et d’hommes de loi. Nombreux, riches et très puissants, ils réclamaient le maintien de l’Etat pontifical indépendant.
Enfin, le dernier, sans forme distincte, était formé d’opportunistes, espèce fort dangereuse, qui attendait dans un certain confort, l’issue des tentatives des deux premiers avant de prendre le pouvoir à son tour.

A la fin du XVIIIe siècle, la municipalité d’Avignon était en majeure partie composée de citoyens paisibles et modérés. La révolution qui avait commencée en France, allait remettre, espéraient-ils, dans tous ses droits, un peuple dont la souveraineté avait été achetée quelques siècles plus tôt. Aussi, dès 1789, Avignon et sa région, le comtat, exprimaient le désir d’être réunis à la France.

Ce souhait, évidemment n’était pas du goût de tout le monde, en particulier il effrayait les partisans du pape, et, déjà, beaucoup d’entre eux, s’exilaient en Italie ; ils fuyaient le pays qui commençait à être livré au tumulte des idées nouvelles.

La question de la réunion d’Avignon à la France fut brandie pour la première fois, en 1790, à Paris. Ce fut un échec. Une considération prévalut dans le rejet : la crainte d’attaquer le pouvoir temporel d’un prince avec lequel on désirait encore entretenir de bonnes relations, religieuses et amicales
 
le célèbre pont
Persuadés, malgré tout, que le décret de la réunion n’était qu’ajourné, le parti clérical d’Avignon, pour garder le pays dans le giron de Rome, se hâtèrent d’exciter d’anciennes divisions entre Avignon la républicaine et Carpentras la catholique. Les circonstances le favorisaient. Tout fut mis en œuvre, insinuations, menaces, et même le recours aux miracles. Les papistes firent tant et tant que les haines entre les communautés et la guerre civile ne tardèrent pas à s’allumer.

Un matin, on trouva, dans l’ancienne capitale des papes, accroché à une enseigne, un mannequin représentant un officier municipal. Un écriteau attaché à son cou portait la condamnation des officiers municipaux et de tous ceux qui s’étaient déclaré pour la révolution et le rattachement à la France. Ils devaient, c’était écrit, faire en premier lieu amende honorable, ensuite avoir la langue arrachée et enfin être pendus. Telle était la condamnation. Cette provocation, comme on peut le penser, irrita le peuple. Un boulanger déclara avoir vu suspendre le mannequin ; menacé par des inconnus, il mourut de peur peu après. Un abbé fut accusé, on l’arrêta. Déclaré peu après innocent, on n’osa le libérer par crainte d’une vengeance populaire. Une forte odeur de poudre, de sang et d’acier commençait à se répandre dans l’air.

La garde nationale avait été créée en 1789. Dès le début, les cléricaux parvinrent à s’y créer un parti. A Avignon, elle était composée de sept compagnies, trois étaient commandées par des nobles, celles-là se rangèrent naturellement dans le parti pontifical ; les quatre autres compagnies se joignirent au parti républicain.

Le 10 juin 1791, l’hôtel de ville était gardé par l’une des trois compagnies tenant pour l’Etat pontifical. Le parti clérical profita de l’occasion. Cette compagnie s’empara des trois canons placés devant la porte du bâtiment. Au premier rassemblement, les canons et les fusils des mutins se déchargèrent sur l’attroupement. Immédiatement, la foule se dispersa et courut dans toutes les rues avoisinantes. De tous côtés, on entendait des cris et des appels à l’aide. Le tocsin sonna et l’alarme devint générale. Les armes sortirent et la contre-attaque s’organisa. La bataille dura de quatre heures de l’après-midi à sept heures du soir. Cinq citoyens trouvèrent la mort et quarante autres furent blessés. Mais la victoire fut au peuple. La porte de la commune lui fut rendue et les mutins désarmés.

Hélas, cette journée ne sera pas la dernière où des innocents perdront la vie.

Dès le lendemain, en représailles, des inconnus armés allèrent chercher deux nobles et un religieux, le marquis de Rochegude, le comte de Daulan, l’abbé Auffrey ainsi qu’un ouvrier du nom d’Aubert. Ils obligèrent le bourreau de les pendre. La municipalité instruite de ce nouveau crime, accourut en armes et sauva à temps d’autres victimes que ces assassins s’apprêtaient encore à immoler.

Le soir du même jour, les Avignonnais, réunis en conseil, se déclarèrent indépendants et décidèrent de demander officiellement la réunion à la France. Aussitôt, sur les portes de l’hôtel de ville, les armes de France remplacèrent celles du pape. Le lendemain, le vice-légat, représentant le pape, quitta la ville. Ce jour-là, finit définitivement la souveraineté de Rome sur Avignon.

Puis ce fut au tour des députés, désignés par la ville, de partirent. Ils devaient présenter à Paris le vœu officiel de la ville d’Avignon d’appartenir à la France. En attendant la réponse, le pays se trouvait sans gouvernement, sans tribunaux et sans pouvoir exécutif, la municipalité proposa alors aux villes du comtat, une fédération. Un pacte fut arrêté. Un corps électoral composé des électeurs de chaque commune fut chargé de l’organisation des administrations et de la nomination d’un pouvoir exécutif.
Mais bientôt, une rivalité de pouvoirs vit le jour entre cette assemblée et la municipalité d’Avignon. Le corps électoral voulait dominer tout le comtat, la cité d’Avignon comprise. Les choses en vinrent au point qu’Avignon retira son adhésion au pacte fédératif.

Cette Fédération désirait encore avoir son armée ; elle l’eût. Cette armée dite de Vaucluse, pour le malheur de la région, se composait en grande partie de déserteurs et de brigands.

Sa première mission : marcher contre Carpentras et réduire la ville en cendre. La troupe s’ébranla. Avec une artillerie nombreuse, elle mit le siège devant la cité papiste. Après plusieurs assauts, sans succès, elle se retira. Dans cette affaire, cette armée avait perdu quatre cent cinquante hommes.

Pendant ce temps, à Paris, le projet de réunion était présenté à l’Assemblée Constituante. Une nouvelle fois, la demande fut rejetée. L’Assemblée décida seulement d’envoyer des commissaires, chargés de proposer la médiation de la France dans le conflit qui opposait les différents partis. Sur place, ces commissaires parvinrent, tout de même, à faire signer une suspension d’armes. Cette paix, à laquelle personne ne croyait, ne fit qu’interrompre pour un moment les haines et les vengeances.

L’armée du Vaucluse se trouvait maintenant en dissension ouverte avec les autorités civiles à qui elle devait son existence. L’assemblée électorale, qui avait exercé tous les pouvoirs, fut elle-même violentée, dissoute, et ses représentants traînés dans les camps par les militaires. Pour se payer, cette armée rançonnait les paysans et, lorsque les campagnes n’offrirent plus rien qui pût exciter l’avidité des soldats, ils entrèrent dans Avignon.

Avignon
Le 11 août, vers une heure de l’après-midi, une troupe armée se porta à l’hôtel de ville d’Avignon et s’en empara. Deux officiers municipaux furent arrêtés et conduits en prison. Les registres furent saisis. On sonna le tocsin, l’on battit la générale et des patrouilles parcoururent les rues. Elles arrêtaient tous les opposants à l’armée. Soixante-dix personnes furent ainsi jetées dans des cachots. La municipalité fut suspendue et un conseil provisoire fut nommé à sa place.
Dès ce moment, la municipalité ne fut plus que l’instrument aveugle des fureurs d’une troupe enragée. Désormais, Avignon se trouvait livrée à l’arbitraire. Sous les plus légers prétextes, les citoyens étaient incarcérés.

Pendant ces événements, le parti clérical ne désarmait pas, il continuait son action.

Le décret qu’avait publié ce conseil provisoire touchait l’enlèvement des cloches des églises, fut présenté par les papistes sous les couleurs les plus haïssables dans des placards affichés partout. Pour aggraver encore la situation, les caisses d’argenterie et les vases sacrés de la cathédrale, déposées par l’ancienne municipalité au Mont-de-piété, furent saisies publiquement par le nouveau pouvoir. Devant ces sacrilèges, les cléricaux eurent recours à une image de la vierge, qui devint subitement rouge à la vue de ces profanations, il se racontait même qu’elle en avait pleuré.

Aussi, le 16 octobre, le peuple, influencé par toutes ces manoeuvres, déçu au plus haut degré par le changement brutal de régime, se rassembla aux cordeliers. Les femmes s’y rendirent en foule. Le sexe dans cette histoire, n’est pas resté un seul moment indifférent à ce qui se passait. Des deux côtés, on vit les Avignonnaises se mêler à tous les mouvements ; elles s’associèrent malheureusement aussi à toutes les atrocités.
On s’effrayait des dilapidations commises par les administrateurs provisoires : on voulait les sommer d’en rendre compte. Lescuyer, secrétaire de la municipalité, rencontré par hasard dans la rue, fut de force conduit aux cordeliers. Là, interrogé, ses réponses furent embarrassées ; accusé de malversation, le populaire, furieux, tomba sur lui ; des femmes, avec des ciseaux, lui crevèrent les yeux avant d’immoler le malheureux Lescuyer. Le crime commis, tous crièrent « victoire ! » et s’enfuirent de tous côtés.

Assassinat de Lescuyer dans les cordeliers
La troupe, commandée par Jourdan dit coupe-tête, pour légitimer ses excès à la tête du conseil provisoire de la municipalité, semblait attendre et même souhaiter cet acte criminel. Cet assassinat horrible permit au nouveau pouvoir de se venger avec une ardeur hors du commun. La troupe commença par tirer sur tous rassemblements hostiles, puis à jeter ceux qui tombaient entre ses mains dans les cachots du palais des papes. La nuit suivante, officiers municipaux, femmes, filles, enfants, tous ceux qui furent arrêtés, seront massacrés, une boucherie humaine qui continuera les jours suivants.

Arrestations et premiers massacres
Les commissaires médiateurs envoyés par la France étaient sur les lieux ; ils devaient s’y opposer ; ils avaient les pleins pouvoirs : la force armée avait l’ordre de marcher sur leur réquisition. Mais cette force armée n’était ni assez nombreuse ni assez proche. Tous le savaient et tous agirent en conséquence.

Une partie du palais des papes est connue sous le nom de La Glacière, elle contenait autrefois l’arsenal, les prisons, les salles destinées à l’administration de la justice, et le logement du vice-légat. Soixante personnes de tout âge, de tout sexe, y avaient été enfermées pour venger la mort de Lescuyer.

Je laisse ici la plume à un contemporain de ces événements, je ne saurais décrire ce crime atroce aussi bien que lui.


« …On voulut venger l’assassinat de Lescuyer. De quel nombre de victimes sera formée l’hécatombe humaine ? Ecoutez ! C’est la cloche d’argent !...C’est le tocsin ! Où vont ces femmes ; ou plutôt ces furies ? Où vont ces égorgeurs ? Ils sont armés de poignards aiguisés. Au milieu de ces monstres, je distingue un jeune homme ; il n’a que seize ans ; il s’écrie :J’en ai frappé sept !
Les Avignonnais avaient écrit que ces prisonniers étaient sacrés ; leur prison est le palais où les juges rendent la justice ; ils étaient accusés, ils devaient être traduits par devant les tribunaux ; un fer assassin les a moissonnés : ils étaient au nombre de soixante et un, dont treize femmes. Spectacle d’horreur ! la mère vient d’expirer sur le corps de son fils ! le fils expire sur le corps de son père ! Quelle est cette femme ? elle est enceinte ! le glaive de la loi, fut-elle coupable ; respecterait cette victime ; les bourreaux se relayent ; ils continuent ces massacres ; cette femme, qui est enceinte, est frappée aussi de mort, et, avec elle, dans ses entrailles, l’innocent qui n’est pas encore né, descend dans l’abîme d’horreur ; les meurtriers de cette femme précipitent ce vif dans le mort, de toute la hauteur du palais dans la cour, où il y avait une fosse.
A l’entrée de chaque chambre, on assommait avec une barre de fer les malheureux les uns après les autres. Dans le nombre de ces assommeurs, un nommé Barbe, prêtre, donnait l’absolution à chaque individu, au moment où il recevait le coup mortel. Il se tenait dans l’encoignure de la porte où étaient amenées les victimes ; aussitôt on les jetait du haut de la tour dans une fosse garnie de chaux vive. Le citoyen Lami, fils, pénétra dans la chambre de son père pour le sauver ; mais en vain, ayant été aperçu par les assassins. Les cannibales ne pouvant le séparer de son père, qui le tenait dans ses bras, poussèrent l’atrocité jusqu’à les jeter tous deux vivants dans la fosse. Ils furent retrouvés morts, leurs bouches l’une sur l’autre. Le  fils n’avait pourtant contre lui que la témérité qu’il avait eue de s’introduire dans la prison pour sauver son père. Niel fils, imprimeur, fut tué sur sa mère, qui fut massacrée en même temps. Niel oncle et son fils périrent aussi. Girard, marchand de soie ; Lami, père, architecte ; Collet, marchand ; Mouvant, prêtre de l’Oratoire ; Chapuis, notable, tourneur. Les noms des autres victimes sont perdus.
Lescuyer avait un fils ; quelques personnes le soupçonnent d’avoir contribué à cette terrible vengeance de la mort de son père…Dans le nombre des assassins, il se trouve le frère de Raphel ; Bergin, Julien, et Felix Combès, tous administrateurs provisoires… »

Massacre dans la glacière
Le département du Gard dénonça toutes ces atrocités au Corps législatif, celui-ci resta sourd. Plus grave ! Un pardon fut octroyé à ces effroyables criminels. Aucun des égorgeurs de la Glacière ne fut poursuivi. Plus impardonnable encore ! Ce crime effrayant sera amnistié par l’Assemblée législative par le décret du 28 mars 1792, concernant tous les crimes et délits commis jusqu’au 8 octobre 1791. Beaucoup de ces criminels firent plus tard carrière sous la terreur, le directoire, le premier empire et leur nom fut honoré de tous… de tous… ?

Les coupables graciés

mardi 13 novembre 2012

Napoléon et l'affaire d'Espagne 6

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Ferdinand VII, prisonnier en France, faisait propager en Espagne et particulièrement à Madrid, des libelles. On voulait, à Bayonne, déclarait-il, lui arracher ses droits. Il était l’objet, là-bas, de violences brutales ; mais son peuple devait savoir qu’il opposait aux ennemis de l’Espagne, une résistance héroïque ; enfin ses sujets apprendraient plutôt sa mort que sa soumission à la volonté des Etrangers. C’était la bonne manière d’exalter en sa faveur la multitude de la capitale. Ces écrits excitaient au plus haut point les passions. Quant à la junte, elle dissimulait ses sentiments. Elle affectait une grande déférence envers Murat mais restait dévouée à Ferdinand et attendait ses ordres. Elle était prête à s’exiler, à proclamer la royauté légitime et à provoquer un soulèvement national et pour finir à déclarer la guerre à l’usurpateur. En attendant, cette assemblée continuait à travailler avec Murat.


Napoléon et ses conseillers à Bayonne

Devant le refus de Ferdinand VII de renoncer à la couronne qu’il avait arrachée à son père, Napoléon demanda qu’on lui envoie tous les membres de la famille royale restés à Madrid. Il recommanda en même temps de préparer les esprits à un changement de dynastie et de communiquer au gouvernement et au conseil de Castille la protestation de Charles IV. Protestation qui devait réduire à néant la royauté de Ferdinand VII, sans pour autant rétablir celle de Charles IV.

L’un des membres de la famille royale, le jeune infant don Francisco, était placé à cause de son jeune âge sous l’autorité de la junte. La junte devinait bien l’intention de ces départs : l’enlèvement des derniers représentants de la monarchie espagnole. Pour discuter de la situation, elle se réunit dans la nuit du 30 avril au 1er mai. La séance fut fort agitée. Quelques-uns voulaient qu’on s’opposa à ces départs. Ne pas céder à l’ordre de l’empereur et résister ouvertement par la force si nécessaire. Le ministre de la guerre O’Farril exposa la situation de l’armée. L’armée désorganisée, dispersée au Nord de l’Europe, au Portugal et sur les côtes, ne présentait à Madrid qu’une force de trois mille hommes, pas plus. Les plus excités voulaient qu’on y joignîsse le peuple armé de couteaux et de fusils de chasse. La majorité opina pour qu’on répondit à Murat par un refus voilé, évitant toutefois de provoquer un affrontement direct. A côté de la junte, une réunion plus secrète encore, de patriotes, mécontents de ce qu’ils appelaient la faiblesse de la junte, voulaient empêcher le départ du reste de la famille royale par tous les moyens possibles. Ces mécontents encourageaient le peuple à haïr les Français. Celui-ci, du reste, n’avait pas besoin d’être excité, les Français ne lui inspirait aucun respect. Déjà, des environs, des paysans armés de leurs fusils et de leurs coutelas étaient accourus à Madrid. Comme des matadors face au taureau dans l’arène, ils s’habituaient à braver des yeux les Français, avant de les combattre. Quelques uns, fanatisés par les moines, commettaient d’affreux assassinats. Un homme avait tué à coups de couteau deux soldats et blessé un troisième, sous l’inspiration disait-il de la sainte vierge. Le curé de Caramanchel, village aux portes de Madrid, avait assassiné un officier français. Murat avait fait punir exemplairement les auteurs de ces crimes, mais la haine qui commençait à naître ne s’apaisait pas, que du contraire.


Le dimanche 1er mai attira dans la capitale beaucoup de gens de la campagne. Des visages hostiles et fermes se mêlaient à la foule nombreuse qui encombrait les différentes places de Madrid. A la Puerta del Sol, grande place du centre de Madrid, une foule épaisse se faisait de plus en plus menaçante. Murat y envoya quelques centaines de dragons, dont l'aspect redoutable et farouche dissipa cette multitude et l’obligea à se tenir tranquille…provisoirement...


Murat

Murat, auquel la junte avait communiqué son refus fort adouci, répondit qu’il se passerait de leur avis - La reine d’Etrurie et l’infant don Francisco partiront conformément aux désirs de l’empereur - Déclaration à laquelle on n’opposa pas de réplique. Le lendemain en effet, dès huit heures du matin, les voitures de la cour stationnaient devant le palais. La reine d’Etrurie se prêtait très volontiers à ce départ. Quant à l’infant don Francisco - le bruit courait aux portes du palais - il versait des larmes. Cette rumeur, répandue de bouche en bouche, produisit une vive agitation parmi les nombreux curieux qui attendaient devant le palais.
Tout à coup, sur la place, arriva au trot rapide de son cheval, un aide-de-camp de Murat. Le généralissime l’envoyait complimenter les membres de la famille royale au moment de leur départ. L’uniforme français provoqua dans la foule des cris de colère. Des pierres volèrent en direction de l’aide-de-camp. On se préparait déjà à égorger l’officier, lorsqu’une douzaine de grenadiers de la garde aperçurent le tumulte. Les soldats se jetèrent baïonnette en avant au plus épais de la foule, et dégagèrent l’aide-de-camp malmené. Comme à Aranjuez, quelques coups de fusil donnèrent le signal du soulèvement général. De toutes parts une fusillade violente commença à se faire entendre. Exaltée et furieuse, la population se précipita sur tout ce qui portait un uniforme français. Ceux qui tombèrent entre ses mains furent massacrés avec une horrible férocité. D’autres plus heureux, durent la vie à l’humanité de certains, qui les cachèrent dans leur maison au péril de leur vie.




Au premier bruit, préparé à l’émeute, avec la résolution d’un général habitué à toutes les situations de guerre, Murat était monté à cheval et avait donné ses ordres. Il fallait recevoir énergiquement les révoltés, de manière à leur ôter tout espoir de résistance. surtout ne pas s’engager dans l’intérieur de la ville, mais occuper la tête des rues principales par de fortes batteries et faire goûter aux émeutiers la puissance des canons. Et partout où la foule oserait encore se montrer, la faire expirer sous le sabre des cuirassiers. C’était de cette manière que Bonaparte avait pratiqué la guerre de rue en Egypte et en Italie.

Murat avait ordonné aux troupes des camps extérieurs à la capitale espagnole de s’ébranler pour entrer dans Madrid par toutes les portes à la fois. Les plus rapprochées, celles du général Grouchy, établies près du palais de Buen Retiro, devaient se diriger sur la Puerta del Sol, tandis que le colonel Frederichs, partant avec les fusiliers de la garde du palais, situé à l’extrémité opposée, devait se porter à la rencontre du général Grouchy, vers cette même Puerta del Sol où devaient aboutir tous les mouvements. Par un autre itinéraire, le général Lefranc, établi au couvent de San Bernardo, devait aussi y marcher. Au même instant les cuirassiers et la cavalerie arrivant par la route de Caravanchel avaient reçu l’ordre d’entrer dans la ville par la porte de Tolède. Sans le savoir, les révoltés, remplis d’espérances, se trouvaient déjà pris dans une nasse. Murat, à la tête de la cavalerie de la garde, se tenait derrière le palais royal, placé ainsi en dehors des quartiers populaires, il était libre de se porter partout où besoin serait.

L’action commença sur la place du palais, où Murat avait dirigé un bataillon d’infanterie de la garde, précédé d’une batterie. Un feu de peloton, suivi de quelques coups de mitraille, firent bientôt évacuer cette place.  Le palais et les alentours dégagés, le colonel Frederichs marcha avec ses fusiliers sur la Puerta del Sol, à la rencontre du général Grouchy et de ses troupes. Le peuple, malgré le soutien des paysans, ne tenait pas. On s’arrêtait à tous les coins de rues pour tirer, puis les maisons étaient envahies pour faire feu des fenêtres. Les Français suivaient, tuait à coups de baïonnette et jetait par les fenêtres les révoltés pris les armes à la main.


Puerta del Sol (Goya)

Les deux colonnes françaises, marchant à la rencontre l’une de l’autre, avaient refoulé à la Puerta del Sol, la multitude furieuse. Du milieu de cette masse, les plus obstinés continuaient à tirer sur la troupe. Alors, quelques escadrons de chasseurs et de mamelucks de la garde, pénétrèrent et sabrèrent cette masse. Les mamelukes surtout, se servant de leurs sabres recourbés avec une grande dextérité, firent tomber des têtes. Ils semaient ainsi l’épouvante parmi les révoltés. De cette terrible manière, les cavaliers français obligèrent la foule à se disperser par toutes les issues restées encore libres. La foule repoussée se réfugia, une fois encore, dans les maisons pour tirer des fenêtres. Les troupes du général Grouchy eurent plusieurs affaires sanglantes à faire dans la rue de San Geronimo, surtout à l’hôtel du duc de Hijar, d’où partaient des coups de feux meurtriers. Celles du général Lefranc eurent à soutenir un combat plus opiniâtre encore à l’arsenal, où était renfermée une partie de la garnison de Madrid, avec ordre de ne pas combattre. Des insurgés s’étaient introduit dans l’arsenal et faisaient feu sur les Français. Cette occupation forcée obligea, malgré eux, les artilleurs espagnols consignés d’entrer dans la lutte. Les soldats français, conduits vivement à l’assaut du bâtiment, entrèrent et débusquèrent les défenseurs. Cet engagement coûta fort cher aux Espagnols – Pas de pitié - Cette action rapide et sanglante empêcha le peuple de s’emparer des armes et des munitions entreposés dans le bâtiment.

Deux ou trois heures suffirent pour réprimer cette révolte, et après la prise de l’arsenal, on n’entendit plus que quelques coups de feu isolés.  A l’hôtel des Postes, Murat avait fait former une commission militaire. Elle ordonnait l’exécution immédiate de tous les combattants saisis les armes à la main. Quelques-uns furent, pour l’exemple, fusillés sur-le-champ, au Prado même. Les autres, cherchant à s’enfuir vers la campagne, furent poursuivis et sabrés par les cuirassiers. Tout fut pacifié par la terreur d’une rapide répression, et par la présence des ministres espagnols O’Farrill et Azanza, qui accompagnés du général Harispe, chef d’état-major de Major de Murat, faisaient cesser le combat partout où il en restait quelque trace. Ils demandèrent aussi, et on leur accorda sans difficulté, la fin des exécutions ordonnées à l’hôtel des Postes.




Dans cette affaire, pour les Français, la junte avait perdu toute représentativité. Murat désormais lieutenant du royaume, président de la junte, investi de tous les pouvoirs de la royauté s’établit au palais royal. Il occupa les appartements de Ferdinand VII. De là, il écrivit à Napoléon la relation des événements violents de la journée. Toute la force de résistance des Espagnols, écrivait-il, s’était épuisée dans la journée du 2 mai…qu’on n’avait qu’à désigner le roi destiné à l’Espagne, et que ce roi régnerait sans obstacle…. »

Commença alors une sorte d’interrègne commode pour accomplir le projet d’usurpation du trône d’Espagne par l’empereur des Français.

A Bayonne, pendant ce temps, les journées se passaient en débats puérils. Ferdinand VII écoutant ses conseillers, bien plus courageux que lui, refusait toujours de céder sa couronne à son père. Napoléon s’impatientait de plus en plus. Enfin, le 5 mai, un courrier de Madrid arriva vers quatre heures de l’après-midi au château de Maracq, résidence de l’empereur.
A ce moment, Napoléon sortait de dîner. Il se promenait dans le parc, donnant le bras à la reine d’Espagne, à côté de lui se tenait Charles IV. L’impératrice Joséphine, les princes d’Espagne Ferdinand – il n’était déjà plus roi - et Carlos les suivaient.
Un officier vint prévenir l’empereur qu’un officier envoyé par le prince Murat était arrivé. Suivi des membres de la famille royale d’Espagne, Napoléon s’avança vers l’envoyé. A haute voix, il lui demanda « Qu’y a-t-il de nouveau à Madrid ? ». L’envoyé, c’était Marbot, qui embarrassé par la présence de la cour et de « ses invités Espagnols», pensa que Napoléon serait sans doute bien intéressé d’avoir la primeur des nouvelles apportées par lui.  Marbot eut la prudence de présenter les dépêches en fixant l’empereur dans les yeux sans répondre à sa question. L’empereur comprit et s’éloigna, seul, de quelques pas.  Au bout d’un moment, l’empereur demanda que l’on prie Charles IV et la reine de venir le rejoindre. Tout de suite, à la lecture des nouvelles, Napoléon avait vu le moyen de produire la secousse dont il avait besoin pour terminer cette espèce de négociation entamée avec les princes d’Espagne.

Cette tragi-comédie était à son dernier acte, à présent, le dénouement va apparaître.  Les passions et l’aveuglement des personnages les pousseront eux-mêmes à la catastrophe dans laquelle ils s’abîmeront tous ensembles. Et comme prévu, les Bourbons s’aviliront. Piteusement cette famille d’Atride se déchirera devant l'empereur et sa cour.


Château de Maracq

Les anciens souverains de l’Espagne s’étant avancés seuls vers l’empereur, celui-ci leur annonça probablement la révolte et le combat de Madrid, car Charles IV s’approchant vivement de son fils Ferdinand, lu dit à haute voix avec l’accent de la plus grande colère : « Misérable ! sois satisfait ; Madrid vient d’être baigné dans le sang de mes sujets, répandu par suite de ta criminelle rébellion contre ton père !.... que ce sang retombe sur ta tête…» La reine se joignant au roi accabla son fils des plus aigres reproches et leva même la main sur lui !... Alors les dames et les officiers s’éloignèrent par convenance de cette scène dégoûtante, à laquelle Napoléon vint mettre un terme.
Et le soir…Mais laissons raconter Napoléon lui-même : « Je me suis rendu chez le roi Charles, j’y ai fait venir les deux princes. Le roi et la reine leur ont parlé avec la plus grande indignation. Quant à moi, je leur ai dit : « Si d’ici à minuit, vous n’avez pas reconnu votre père pour votre roi légitime et ne le mandez à Madrid, vous serez traitez comme rebelles »
Ferdinand, qui n’avait pas répondu un seul mot aux remontrances sévères de ses parents, résigna le soir même la couronne à son père ; il le fit moins par repentir que par crainte d’être traité comme l’auteur de la conspiration qui avait renversé Charles IV. Ferdinand écrivit à Madrid «  la junte suivra les ordres et commandements de mon bien-aimé père. »
Le lendemain, le vieux roi, cédant à un ignoble désir de vengeance, par une convention fit à l’empereur l’abandon de tous ses droits à la couronne d’Espagne, moyennant quelques conditions, dont la principale lui conférait la propriété du château et de la forêt de Compiègne, ainsi qu’une pension de sept millions et demi de francs. En qualité de prince des Asturies, Ferdinand adhéra à la cession faite par son père à Napoléon. Le prince eut encore la lâcheté de se désister de ses droits héréditaires en faveur de l’empereur, qui lui accorda un million de traitement et le beau château de Navarre, en Normandie
Napoléon garantit l’intégrité du royaume d’Espagne et le maintien exclusif de la religion catholique.

Les affaires étaient finies avec les princes d’Espagne. Ces Bourbons avaient tendu vers l'empereur des Français leurs mains ouvertes, serviles, ils s’étaient prosternés devant lui.  Napoléon par la ruse, par la force, par son art de jouer de la sottise et de la corruption des hommes, avait gagné. Restait, à présent, à réaliser la révolution en Espagne, et cela restait une autre affaire.

Epilogue

La journée fatale du 2 mai, devait plus tard avoir en Espagne, un retentissement terrible.  L’impression était profonde, en effet, chez le peuple de Madrid, et, dans son exagération, il débitait et croyait qu’il y avait eu plusieurs milliers de morts ou de blessés. Il n’en était rien cependant, car les insurgés avaient à peine perdu quatre cents hommes, et les Français une centaine au plus. Mais comme de coutume, la terreur, grossissant les nombres, donnait à cette journée une importance morale très supérieure à son importance matérielle.

On admet généralement que l’insurrection d’Aranjuez, qui détermina le renvoi du prince de la paix et l’abdication de Charles IV, porta le premier coup à l’autorité royale dans les colonies de l’Espagne. Un monarque absolu, forcé de courber la tête devant une populace factieuse, insulté par ses sujets, abandonné de ses gardes, était un spectacle bien fait pour affaiblir au loin, chez les colons d’Amérique, le sentiment monarchique et le culte de la royauté ; et, lorsqu’à la suite de ces tristes scènes arriva l’invasion de la péninsule par Napoléon, la captivité du monarque, la ruine de la vieille dynastie à Bayonne, ce qui restait de prestige attaché au nom de l’Espagne s’évanouit dans l’esprit des Américains, qui, jusqu’alors, croyaient toujours au grand empire du seizième siècle, la terreur du monde, sur les terres duquel le soleil ne se couchait jamais. Cette croyance était l’ange gardien de la mère patrie en perdant cet appui, elle perdait sa force morale, la seule qui pût tenir en obéissance ses dix-sept millions de sujets d’outre-mer. Dès ce moment, la perte de ses colonies devint inévitable.




vendredi 8 juin 2012

Napoléon et l'affaire d'Espagne 5

Burgos

Accompagné tout le long de la route par un grand enthousiasme populaire, le cortège royal arriva à Burgos le 12 avril.

Toutefois, Ferdinand ne trouva pas, comme promis, Napoléon à Burgos.  Les routes encombrées de nombreuses colonnes de troupes françaises inquiéta ses conseillers. Pourquoi tant de soldats ? Pour défendre le Portugal contre les Anglais ? Cela ressemblait de plus en plus à une invasion de l’Espagne.  Le nouveau roi et ses proches commencèrent à ce moment à craindre un guet-apens.  Ils refusèrent d’aller plus loin. Il fallut les instances du maréchal Bessières et du général Savary pour que le cortège reparte le lendemain à 7 heures du matin.   On leur assura, cette fois-ci, que  l’empereur les attendait à Vittoria. 

Très à contrecœur, on poussa jusqu’à cette ville où l’on comptait bien cette fois trouver l’empereur.  Il n’y était pas.  Pas le moindre signe annonçant l’approche de l’empereur.  Désillusion et nouvelles appréhensions pour Ferdinand et ses amis !
Ferdinand apprit à ce moment, avec une surprise mêlée d’un vif mécontentement qu’il ne put cacher, que non seulement l’empereur n’avait pas encore passé la frontière, mais qu’il n’était pas encore arrivé à Bayonne.  Son orgueil espagnol se trouva blessé.  Les conseillers déclarèrent que la dignité de leur roi ne permettait pas d’aller plus loin.  Le général Savary qui pressait toujours de continuer la route sans repos, commençait à irriter les esprits.

 «  Puisque l’empereur, absorbé par sa grande administration, n’avait pu se rendre jusqu’à Vittoria, il était fort simple, tout naturel, que Ferdinand vint à Bayonne ; l’empereur y serait tout prochainement.  Ferdinand ne voulait-il pas se faire reconnaître ?  Il devait donc faire le premier, la démarche. », disait Savary.

Mais cette fois-ci, le roi, sur les conseils de son ministre Urquijo, est bien décidé à s’arrêter.  Les dernières promesses de Savary ne lui suffirent plus.  La nouvelle cour restera à Vittoria et attendra là cet empereur si peu pressé de rencontrer le nouveau roi d’Espagne.  
Furieux de voir sa proie sur le point de lui échapper, Savary quitte Ferdinand et se rend à franc étrier à Bayonne.  L’empereur venait enfin d’y arriver le 14 avril. 

Ferdinand VII

Pendant l’absence de Savary, Ferdinand qui se croyait encore libre, ne l’était déjà plus.  Le maréchal Bessières, commandant le corps d’armée établi dans Vittoria, avait reçu secrètement l’ordre de l’arrêter s’il décidait soudain de retourner à Madrid.  Mais devant la mollesse naturelle de Ferdinand, il ne fut pas nécessaire d’employer la violence.  Le jeune roi est incapable de prendre une décision.  Ses amis tenteront bien de lui proposer de s’échapper et de commencer la résistance ; il n’osera pas suivre leurs conseils.  Indécis, il attendra simplement, sans bouger, la suite des événements. 

Pour triompher de l’obstination de Ferdinand, Savary demande une lettre à l’empereur.  Parti le 14 de Vittoria, il est de retour le 18.  La lettre demandée ?  Quelques mots sans aucun engagement pour l’avenir.  Cela devrait suffire pour convaincre le pauvre Ferdinand.  Et si l’Espagnol proteste encore, cet engagement qu’attend le nouveau souverain, Savary va le prendre au nom de son maître.  Il n’hésite pas à déclarer qu’il se laissera couper la tête, si le prince des Asturies n’est pas reconnu roi d’Espagne par l’empereur le soir même de son arrivée à Bayonne.  Dans cette histoire, on n’était plus à un mensonge près. 
Mais c’est un autre argument qui va décider Ferdinand à continuer sa route.
Au moment de la courte absence de Savary, Ferdinand apprit que sa sœur, l’ancienne reine d’Etrurie, avec laquelle il était aussi au plus mal, avait déterminé son père et sa mère à aller sans retard implorer contre leur fils, l’appui de Napoléon. Les vieux souverains craignaient pour leur vie et celle de leur favori Godoy.
« Le poison est bien à redouter.  De grâce, emmenez-nous en France, lui et nous deux, tout est danger ; tout est risque… », écrivait la reine à Murat, le 16 avril. Murat envoya donc Charles IV et la reine à Bayonne et demanda la libération du prince de la paix.  Mais quand on parla de délivrer le prince de la paix, il y eut chez les Espagnols une sorte de soulèvement.  La multitude avide de vengeance voyait avec rage sa victime lui échapper.  Dans les hautes classes, les hommes qui s’étaient compromis dans la révolution d’Aranjuez, craignaient qu’au milieu de ces revirements politiques, le prince de la paix ressaisisse un jour le pouvoir, et ne les punit de leur conduite.  De tous côtés, on se refusait donc à lui rendre la liberté.  Contre l’avis général, Murat exigea qu’on fasse sortir de prison Godoy pour l’envoyer à Bayonne.  Du reste, pour rassurer tous les inquiets, il annonça qu’Emmanuel Godoy, infortuné dominateur de l’Espagne, favori de la reine, serait à jamais exilé d’Espagne.  Sous la menace d’une intervention « manu militari », Godoy fut libéré et envoyé en France.  Les vieux souverains se sentirent heureux à l’idée de savoir que leur ami était sauvé et qu’ils allaient voir prochainement le tout-puissant empereur, il les vengerait enfin de leurs ennemis.
 
Les anciens monarques avaient donc quitté Madrid.  Sur la route qui les conduisait à Bayonne, ils rencontrèrent, parmi la population, quelques marques de respect mais pas une seule de sympathie ; le peuple avait désormais choisi son nouveau champion.  La nouvelle de ce départ connue, Ferdinand et ses conseillers éperdus, craignirent de trouver l’empereur prévenu contre eux s’ils se laissaient devancer par Charles IV et la reine mère ; ils demandèrent à partir sur le champ malgré les protestations du peuple et les avis du ministre Urquijo.

Le vieux château à Bayonne

Le 20 avril, Ferdinand traversa la Bidassoa.  Il s’attendait à y être reçu en souverain.  A part les gendarmes de Savary, il ne trouva pas au-delà du pont un seul peloton d’infanterie française pour lui rendre les honneurs, ni un cavalier pour l’escorter.  Enfin, à quelques distances de Bayonne, des officiers de la maison de l’empereur vinrent à sa rencontre.  Ils ne lui donnèrent que le titre de prince des Asturies.   Le voile était déchiré.  Il était trop tard, Ferdinand se trouvait en France entre les mains de celui qui s’intéressait de près à son trône.  Le prince arriva à Bayonne à 10 heures du matin.  Il fut reçu sans apparat par Berthier et Duroc chargés de le conduire à son logement.  L’empereur était sur le glacis.  Il inspectait les troupes.  Il interrompit à peine sa revue quand les Espagnols passèrent près de lui.  L’empereur échangea seulement quelques paroles banales avec son prisonnier.  Par protocole, le soir, il le reçut à sa table, le combla d’égards, mais ne l’entretint même pas des affaires d’Espagne et ne le traita aucunement en roi.  Et pourtant…, Ferdinand eût donné la Catalogne et la Navarre, et son honneur, pour que Napoléon l’intronisât en détrônant son père.  Il était prêt à tout pour s’inféoder à l’empire.  Il n’avait compris qu’une chose : par Napoléon, il supplanterait son père et serait roi d’Espagne : « Moi, le roi ! »
Son intelligence et sa conscience s’arrêtaient là.  Quand Napoléon lui annonça qu’il n’était pas même assez roi pour abdiquer, la protestation de son père annulant son avènement, il ne comprit plus rien. 

« Il est bête au point que je n’ai pu en tirer un mot. »

Quant à Charles IV et Marie-Louise, ils étaient décidés à livrer l’Espagne entière et tous leurs peuples, pourvu que Napoléon prononçât la déchéance de leur fils.

Le maître triomphait !

Charles IV arriva le 30 avril à Bayonne. Ferdinand vint saluer ses parents.  Les retrouvailles familiales ne furent pas des plus chaleureuses, le roi chassa son fils de sa présence.  Dès cet instant, attendu, Napoléon notifia au prince des Asturies que puisque le roi Charles était là, il cesserait d’avoir des rapports avec lui.

Lorsque le voyage vers Napoléon avait été décidé, Fernando VII, en quittant Madrid avait établi une junte centrale ; un gouvernement par intérim, qui lui était tout acquis.
Prévenu de la situation à Bayonne, l’oncle du jeune roi, Don Antonio, président de cette junte, écrivit à tous les capitaines généraux des provinces de Valence, de Biscaye, d’Andalousie, de Catalogne :

« …que le seigneur-roi était réellement captif à Bayonne, et qu’il fallait se préparer à prendre les armes comme au temps des Maures. ». 

A présent, l’insurrection n’attendait plus qu’un prétexte.  La police de Savary le savait, et pour l’éviter, l’empereur invita impérativement don Antonio, don Francisco et la reine d’Etrurie à quitter Madrid pour se rendre à Bayonne.  Il voulait avoir sous la main tous les membres de la famille royale afin qu’il n’y eût plus aucun chef de mouvement à Madrid. 

A suivre…


Garde d'honneur à Bayonne

lundi 21 mai 2012

Napoléon et l'affaire d'Espagne 4

L’Espagne, depuis le traité de Bâle, avait tout sacrifié, à l’alliance française. A Trafalgar, la France avait dévoré les derniers débris de sa grande armada.  Toutes les fois que le Directoire, le consulat puis l’empereur avaient demandé un sacrifice, l’Espagne exsangue s’était débrouillée pour satisfaire l’exigence.  Son trésor vidé, sa marine disparue, on ne pouvait plus demander à ce pays que ses armées.  Alors l’empereur exigea que 25.000 hommes fussent mis à sa disposition.  Les vues de Napoléon étaient simples ; il acquérait d’abord, à bon compte, un corps d’infanterie solide – les meilleures troupes espagnoles - ensuite il affaiblissait les forces militaires de l’Espagne - on n’est jamais assez prudent avec ses alliés - Déjà, 80.000 soldats français se répartissaient le territoire espagnol.  Maîtres de nombreuses places fortes, ils occupaient le royaume.  
  
Napoléon et Murat

La décision de l’empereur de ne pas reconnaître Ferdinand VII comme le nouveau souverain de l’Espagne ne tarda pas à provoquer de nombreux remous. On connaissait mal l’Espagne et ses habitants.  On pensait avoir à faire à des Hollandais, à des Belges ou encore à des Westphaliens, peuples soumis et paisibles, les Espagnols représentaient une autre paire de manches.  Un peuple fier et orgueilleux qui sous ses haillons, fidèle au souvenir de son ancienne grandeur, parlait fort et qui pour un rien, sortait la navaja de la ceinture. 
Les Français allaient bientôt s’en apercevoir. 
Informés de cette colère provoquée par le veto de Bonaparte, les généraux français s’attendaient à une insurrection populaire prochaine.  Le général Bessières employa l’expression de Vêpres Siciliennes.

« …ils se calmeront et me béniront… »
Napoléon à Bayonne le 5 mai 1808.

Sous les acclamations du peuple, le roi Ferdinand était entré le 24 mars à Madrid.  Murat se serait bien passé de ce retour, plus que gênant pour ses affaires.  Charles IV et quelques fidèles étaient restés à Aranjuez. 

Palais de Buen Retiro, Madrid

Après le refus de l’empereur de le reconnaître comme souverain, Ferdinand se trouva en proie à la plus cruelle incertitude.  Toutes les cours européennes avaient pourtant reconnu la légitimité de son avènement. Mais il lui manquait, la plus importante, celle de sa puissante voisine et alliée.  Que pouvait-il faire ? Quelle politique devait-il entreprendre pour convaincre l’empereur des Français ?   Sans succès, il avait déjà envoyé des émissaires en France.  Sa cause devait être plaidée auprès de Napoléon, mais comment ?  - l’empereur - mal informé à son sujet – à coup sûr ! - des médisances - sûrement ! - Une rencontre entre les deux monarques  s’imposait !  Mais où ? Quand ? Comment ? Etaient les questions qui se posaient à Ferdinand et à son gouvernement.  

Napoléon connaissait la réponse à ces interrogations : à Bayonne et au plus tôt.

Pour arriver à attirer Ferdinand en France, Napoléon devait choisir un homme de confiance.  Le général Savary fut désigné.  L’empereur pouvait compter sur cet homme rusé et entreprenant.  Il mettra, c’est sûr, tout en œuvre pour réussir.  Savary, c’était l’homme des missions délicates.  Il saurait convaincre le prince à venir à Bayonne pour régler tous les malentendus et arranger cette affaire.  Au besoin – mais cela personne ne devait le savoir - Savary devait, en cas de résistance, enlever le prince espagnol.  L’empereur se faisait peu de scrupule, lorsque ses intérêts le commandaient.  Il ne s’inquiétait jamais de la moralité de l’action - droit au but sans détourner la tête -  la fin tragique du duc d’Enghien en témoignait.

« …Avant de reconnaître le fils, je veux être instruit des sentiments du père ; c’est lui qui est mon allié, c’est avec lui que j’ai des engagements… »

Savary

Sans perdre un moment, le 27 mars, le général Savary fit le voyage de Paris à Madrid. Nul ne devait connaître le but réel de sa mission, surtout pas Ferdinand et ses conseillers, il fallait donc faire vite.
Partout sur son passage, l’habile envoyé répandait le bruit que Napoléon viendrait jusqu’à Burgos, et que ce serait-là qu’aurait lieu son entrevue avec le prince espagnol.  Cette nouvelle adroitement répandue devait préparer Ferdinand au voyage. 

Enfin, une entrevue avec Napoléon !

Tous en Espagne se préparèrent à accueillir Napoléon.  Savary arriva le 7 avril à Madrid.  Murat n’attendait pas Savary, une présence  fâcheuse de plus pour le généralissime.  Savary vit peu Murat, sans perdre de temps, il commença ses démarches auprès de Cevallos et Escoïquiz, conseillers de Ferdinand. 

Roi non reconnu, De Beauharnais et Murat n’appelaient Ferdinand qu’altesse royale. Eh bien ! Savary, sans complexe, pour mieux le convaincre des bonnes intentions de son maître, l’appela roi et majesté - cela ne lui coûtait rien - quelques paroles jetées çà et là, peu de choses en somme s’il arrivait à l’objet de sa mission : entraîner Ferdinand à Bayonne.
De cette manière, par des mots mielleux et des promesses qui n’engageaient personne, il amadouait le faible Ferdinand.  Il approuvait sa conduite, s’intéressait à sa cause, prenait avec lui le langage de l’amitié.  Et comme Napoléon avait déclaré son intention de venir en Espagne, il conseilla à Ferdinand, en toute bienveillance, le supplia même, toujours en toute affection, d’aller au devant  de Napoléon qui était en route.

 «  Que sa majesté vienne seulement jusqu’à Burgos ; l’empereur, déjà parti de Paris, arrivera en même temps sur la frontière pour reconnaître et saluer son bon frère, don Ferdinand VII, le roi des Espagne et des Indes. »

C’est au murmure de ce langage flatteur que le 10 avril, le jeune roi, rempli d’illusions, se mit en marche.  Il partit avec cette pompe royale de l’Escurial.  Partout, avec le plus grand enthousiasme, le peuple venait saluer son seigneur.  A Buitrago, à Aranda del Duero, à Burgos, les cris populaires qu’on n’avait pas entendus depuis de longues années éclataient au passage des voitures royales entourées de cavaliers français.  Le général Savary suivait tout cela d’un œil inquiet, car sous prétexte de faire cortège, on gardait Ferdinand VII.  Il ne fallait par que la proie s’échappe.  Savary avait déclaré aux généraux dont les forces se concentraient entre Burgos et Vittoria de se tenir prêt à tout événement. 
Les divisions françaises se mirent sous les armes.

Entre Burgos et Vittoria, le drame allait avoir ses développements.

Murat

A suivre…